Chapitre 8
A la grande déception de Dag, aucun patrouilleur ne sortit des bois, ni avant ni après que la pluie l'eut fait rentrer. Il ne revit pas Faon avant le petit déjeuner. Ils avaient tous les deux remis leurs vêtements, secs et à peine tachés. Dans sa vieille robe bleue, Faon paraissait presque en forme, même si elle était encore très pâle. Il observa l'intérieur de ses paupières, et la couleur de ses ongles, qui ne lui parurent pas aussi roses qu'il l'aurait souhaité. La tête lui tournait toujours lorsqu'elle essayait de se lever trop soudainement, mais heureusement elle n'était plus fiévreuse.
Il insistait pour qu'elle mange un peu plus de pain et boive plus de lait lorsque le jeune Tad arriva en trombe dans la cuisine, les yeux écarquillés, haletant.
— Maman ! Papa ! Oncle Sassa ! Il y a un de ces hommes de vase dans le champ, en train d'ennuyer les moutons !
Dag soupira d'un air las. Les trois hommes autour de la table se levèrent, paniqués, et partirent chercher les outils qui leur servaient d'armes. Dag dégagea sa dague de son fourreau et sortit sur le perron. Faon et Petti le suivirent, jetant des regards apeurés autour de lui, Petti tenant à la main un impressionnant couteau de cuisine.
Tout au bout du champ, une forme humaine nue s'était jetée sur le dos d'un ovin bêlant, le visage enfoui dans son cou laineux. Le mouton rua et projeta la créature par terre. Elle fit une mauvaise chute, comme si ses bras engourdis ne pouvaient la rattraper correctement. Elle se releva, s'ébroua et, mi-courant, mi-rampant, se dirigea à nouveau vers sa proie. Le reste du troupeau, perplexe, s'éloigna de quelques mètres et se retourna pour observer la scène.
— Inquiètes? murmura Dag aux deux femmes. Je dirais que ces moutons ont de quoi être surpris. Cet individu doit avoir été fait à partir d'un loup ou d'un chien. Regardez, il essaie de bouger comme un canidé mais ça ne marche pas. Il ne peut pas se servir de ses mains comme un homme, et il n'arrive pas non plus à se servir de ses mâchoires comme un loup. Il essaie de déchirer la gorge de ce pauvre mouton, mais tout ce qu'il arrive à faire, c'est se remplir la bouche de laine. Berk!
Il secoua la tête d'un air à la fois exaspéré et plein de pitié, sortit de sous le porche et se dirigea vers le champ. Derrière lui, Petti était bouche bée et Faon étouffa un cri.
Il courut jusqu'au bout du chemin pour se placer entre l'homme de vase et les bois, puis sauta par-dessus la barrière. Il étira ses épaules et secoua son bras droit, essayant de se débarrasser de sa douleur et de ses courbatures, et sortit son arme. L'air matinal était saturé d'humidité, gris au sol, mauve et rose pâle tournant au turquoise dans le ciel au-dessus de la cime des arbres. L'herbe était mouillée par la pluie, et des perles d'eau scintillaient comme de l'argent. Le sol imbibé faisait un bruit de succion sous ses bottes. Il se fraya un chemin entre quelques bouses de vache détrempées et s'approcha de l'homme de vase. La créature portait bien son nom, repoussante, couverte de fumier, les cheveux emmêlés lui tombant dans les yeux; elle dégageait une odeur de pourriture naissante. Sa chair commençait déjà à perdre sa couleur, sa peau était marbrée de jaune. Elle retroussa les lèvres et s'immobilisa, hésitant entre l'attaque et la fuite.
Attaque-moi espèce de cauchemar maladroit et souffrant. Epargne-moi la peine de te pourchasser.
— Viens, chantonna Dag en s'accroupissant et en ramenant son bras vers lui. Mets un terme à tout ça. Je vais te sortir de là, je te le promets.
Les hanches de l'homme de vase tressaillirent lorsqu'il se pencha en avant, et Dag s'arc-bouta lorsqu'il bondit. Il faillit manquer son mouvement quand la chose trébucha, les mains battant l'air, le cou tordu, tentant vainement d'approcher ses mâchoires trop humaines de la gorge de Dag. Celui-ci bloqua une main noire et griffue avec son bras gauche, tourna sur le côté et le poignarda avec force.
Il fit un bond en arrière lorsque le sang jaillit du cou de la créature, essayant de s'épargner une nouvelle lessive. L'homme de vase réussit à s'éloigner de quelques mètres, hurlant bestialement, avant de tomber sur le sol boueux. Dag le contourna avec précaution, mais il n'eut pas besoin de l'achever. La créature tressaillit et s'immobilisa, les yeux vitreux à moitié ouverts. Une touffe de laine sale, collée à ses lèvres, retomba, immobile. Dieux absents, quelle sale besogne. Mais plutôt menée à bien, et proprement, cette fois. Il essuya sa lame sur l'herbe, en se disant qu'il demanderait un chiffon sec à la fermière pour la nettoyer.
Il se leva et se tourna vers les fermiers, regroupés, terrifiés, agrippant leurs outils, le regardant bouche bée. Tad arriva en courant depuis la barrière et son père l'attrapa par la taille alors qu'il tentait de s'approcher du cadavre.
— Je t'ai dit de rester en arrière!
— Il est mort, papa! (Tad réussit à se libérer et regarda Dag avec un visage radieux.) Il est allé droit sur lui et l'a descendu comme si de rien n'était !
Ah. Les derniers hommes de vase que ces gens avaient vus étaient encore portés par la volonté de leur créateur, intelligents et destructeurs. Pas comme cet animal délaissé, malade et en pleine confusion, emprisonné dans ce corps maladroit. Dag ne ressentit pourtant pas un besoin pressant de corriger la perception de son exploit par les fermiers. Il valait mieux qu'ils se méfient de ces créatures, de toute façon. Ses lèvres se tordirent dans un amusement sinistre, mais il se contenta de dire :
— C'est mon travail. Je vous laisse le soin de l'enterrer, cela dit.
Les fermiers se rassemblèrent autour du cadavre, lui donnant de petits coups avec leurs ustensiles de travail tout en restant à bonne distance. Dag les dépassa pour rejoindre la maison, sans se retourner.
La plupart des animaux s'étaient attroupés à l'autre bout du pré, loin de cet intrus dérangeant. La jument baie releva la tête et renifla alors qu'il s'approchait. Il s'arrêta, essuya son couteau humide sur son flanc tiède, le remit dans son fourreau et lui gratta la nuque, ce qui lui fit baisser les oreilles sur le côté, tirer la langue et soupirer avec contentement. La suggestion acerbe que lui avait faite la fermière la veille, prendre la jument et partir, lui revint en mémoire. Une idée tentante.
Oui. Mais pas seul.
Il passa la barrière, traversa la cour et revint sur le perron. Faon le regarda avec un air d'admiration proche de celui de Tad, mais teinté de compréhension. La femme avait les bras croisés, partagée entre la gratitude et la colère.
Dag se sentit soudain terriblement las de la méfiance de ces inconnus. Sa patrouille lui manquait, malgré tout ses désagréments. Désagréments qu'il regrettait presque, pour ce qu'ils avaient d'agréablement familier.
— Hé, Petite Etincelle. Je voulais attendre le chariot pour te faire voyager allongée, mais j'ai réfléchi. On pourrait monter à deux et repartir par où nous sommes venus l'autre jour, et tu ne serais pas plus secouée que ça.
Son visage s'illumina.
— Ce serait encore mieux, à mon avis. Ce chemin nous casserait les os, dans un chariot.
— Même en y allant doucement et en faisant attention, on pourrait arriver en ville en trois heures environ. Tu penses que ça ne te fatiguerait pas trop ?
— Tu veux dire partir maintenant ? Je vais chercher mon sac de couchage. Ça ne prendra qu'une seconde!
— Tu veux bien mettre ma prothèse dedans? Avec les autres affaires ?
Sa prothèse, sa pochette à couteaux et le sac en lin contenant l'os et ses rêves brisés - tout le reste, il le portait sur lui. Tout ce qu'il avait emprunté, il l'avait rendu.
Elle marqua une pause, répertoriant à voix basse pour elle-même les objets qu'elle devait emporter. Elle hocha la tête avec vigueur.
— D'accord.
— Ne sautille pas. Ne galope pas non plus. Doucement! lui cria-t-il...
Son rire résonnait encore lorsque la porte de la cuisine se referma.
En se retournant, il vit que Petti le regardait d'un air soucieux. Il leva les sourcils.
Elle haussa les épaules et soupira.
— Ce ne sont pas mes affaires, je suppose.
Il se retint d'acquiescer grossièrement, se contentant d'un hochement de tête plus poli, et partit chercher la jument. Il réajusta une corde à son licou en guise de rênes et conduisit le cheval jusqu'au porche, murmurant à ses oreilles duveteuses et remuantes des promesses de grain et d'une confortable écurie à Forgeverre. Faon ressortit, essoufflée, son sac de couchage sur l'épaule, bombardant Petti d'au revoir et de mercis. Ces mots sincères et chaleureux amenèrent un sourire aux lèvres de la fermière, apparemment malgré elle.
— Il faut que tu fasses attention à toi maintenant, ma petite.
— Dag prendra soin de moi, l'assura joyeusement Faon.
— Oh oui, soupira Petti après une pause, et Dag se demanda quel commentaire elle avait ravalé. Ça je n'en doute pas.
Depuis le perron surélevé, Dag se glissa facilement sur le dos à cru de la jument. Heureusement, le cheval avait les côtes larges et pas d'os saillants, si bien qu'il était aussi confortable qu'un coussin. Il n'aurait pas besoin de réclamer une selle ou de coussinets aux fermiers. Il raidit sa cheville droite pour faire de son pied un étrier pour Faon, qui grimpa et s'assit sur ses genoux, comme la dernière fois. Elle se tortilla, lissa sa jupe et passa son bras droit autour de lui. Surpris, il vit Petti s'avancer et mettre un paquet dans les mains de Faon.
— C'est seulement du pain et de la confiture. Mais ça vous sera utile sur la route.
Dag effleura sa tempe.
— Merci, madame. Merci pour tout.
Ses mains retrouvèrent les rênes.
— A vous aussi, dit-elle en hochant la tête d'un air pincé, puis elle ajouta : Pensez à ce que je vous ai dit, patrouilleur. Pensez tout court, au moins.
Cette phrase semblait n'appeler aucune réponse, ou alors une longue discussion défensive. Prudemment, Dag choisit la première option. Il aida Faon à ranger le paquet dans son sac de couchage, opina de nouveau du chef et fit partir le cheval. Il étendit son InnéSens jusqu'à son extrême limite pour une dernière vérification, mais il ne sentit aucun patrouilleur exaspéré fouillant les fourrés à un kilomètre à la ronde, ni d'hommes de vase mourants et affolés.
La jument baie piétinait la chicorée sèche dont les fleurs ressemblaient à des morceaux de ciel bleu tombés et éparpillés le long des ornières, et les pâquerettes qui se balançaient au vent. Les fermiers traînaient le cadavre de l'homme de vase dans les bois lorsqu'ils passèrent dans le chemin qui longeait la barrière. Ils leur firent tous signe, et Sassa trottina jusqu'au chemin juste à temps pour dire:
— Vous partez déjà à Forgeverre? J'irai bientôt. Si vous voyez des membres de notre famille, dites-leur que tout va bien ! On se voit en ville?
— Bien sûr! dit Faon.
— Peut-être, dit Dag, avant d'ajouter: Si des gens de ma patrouille viennent ici, pourrez-vous leur dire que je vais bien et que je les rejoindrai en ville?
— Pas de problème! lui promit joyeusement Sassa.
Puis le chemin s'incurva en entrant dans les bois, et la ferme et ses habitants disparurent. Dag poussa un soupir de soulagement alors que le calme de cette matinée humide d'été se refermait sur eux. Il était seulement troublé par le bruit des sabots de la jument, le trille limpide d'un oiseau à crête rouge et le gargouillis du ruisseau en crue que longeait le chemin. Un écureuil rayé traversa le chemin devant eux, disparaissant dans les herbes avec un léger bruissement.
Faon se pelotonna, la tête appuyée sur le torse de Dag, et se laissa bercer sans parler. Toujours assaillie par la profonde fatigue que lui avait causée son hémorragie, une fois passée l'excitation du matin, jugea Dag. Comme tous les jeunes qu'il avait connus, elle avait tendance à surestimer sa force, oscillant entre une activité imprudente et l'évanouissement. Il espérait que sa guérison serait rapide. Elle était une charge chaude et confortable, en équilibre sur ses genoux. Le pas de la jument était sans doute plus doux que l'aurait été un chariot dans ces ornières boueuses, et il n'avait pas l'intention de la bousculer en passant au trot. Quelques moustiques bourdonnaient autour d'eux dans l'ombre humide, et il les éloigna délicatement de la jeune fille d'une chiquenaude de son InnéSens.
L'odeur de sa peau et de ses cheveux, la courbe de ses seins qui bougeaient au rythme de sa respiration, la pression de ses cuisses sur les siennes le stimulaient, mais pas autant que la lumière, la satisfaction, et l'impression flatteuse de sécurité qui tourbillonnaient dans son InnéSens inextricable. Ses sens n'étaient pas attisés, mais sa confiance, l'acceptation entière de sa présence physique lui procuraient un bonheur immodéré, comme un homme réchauffé par un feu. La note rouge profond de sa blessure persistait sous la surface, et les ombres violettes de ses meurtrissures assombrissaient son InnéSens comme elles bleuissaient sa peau, mais les pointes acérées de la douleur s'étaient émoussées.
Elle ne pouvait pas ressentir l'essence de Dag. Elle n'avait pas conscience de son inspection approfondie. Une Marcheuse du Lac aurait senti son regard perçant, voyant elle aussi au fond de lui, sauf s'il s'était renfermé sur lui-même pour préserver son intimité. Se sentant honteux et pervers, il se complaisait à utiliser ses sens sur Faon sans même avoir l'excuse de la nécessité - et sans craindre de se révéler.
C'était un peu comme regarder sous des nénuphars. Ou plutôt comme sentir un repas auquel il n'avait pas le droit de goûter. Etait-il possible de jeûner si longtemps qu'on en oubliait le goût de la nourriture, que les tiraillements d'estomac s'éteignaient comme de la cendre ? Apparemment, oui. Mais là, le plaisir comme la douleur étaient les secrets de son cœur. Il se mit à réfléchir au processus de régénération des plantes malades, sur un sol infertile parsemé de mauvaises herbes, à la fois aride mais prometteur. La dégradation des plantes le rendait gris et impropre à toute vie. Le retour de la vie végétale était-il douloureux ? Drôle de pensée.
Faon remua, ouvrant les yeux pour scruter les profondeurs du bois, principalement constitué de hêtres, d'ormes et de chênes rouges, émaillé d'imposants peupliers de Virginie et, dans des endroits plus dégagés, au bord du ruisseau, de gros et courts cornouillers ainsi que d'arbres de Judée ayant terminé leur floraison depuis longtemps. Des taches de soleil ornaient de paillettes les branches les plus hautes, faisant étinceler les dernières gouttes d'eau.
— Comment vas-tu trouver ta patrouille à Forgeverre ? s'enquit-elle.
— Il y a un hôtel où séjournent les patrouilleurs - nous en faisons notre quartier général quand nous sommes dans la région. Ça nous change agréablement de dormir dans un vrai lit. Il nous sert aussi d'infirmerie. Je suis sûr que mon partenaire Saun n'est pas le seul à avoir été blessé lorsque nous avons attaqué ces bandits l'autre nuit, alors c'est là qu'ils seront soignés. Ils sont habitués à nos coutumes, là-bas.
— Est-ce que tu vas y rester longtemps ?
— Je ne sais pas. La patrouille de Chato se dirigeait vers le nord pour vendre des chevaux lorsqu'elle a été retardée, et la mienne allait vers le nord-est lorsque nous avons fait un détour pour venir ici. Ça va dépendre des blessés, j'imagine.
— Les Marcheurs du Lac ne possèdent pas l'hôtel, si ? demanda-t-elle d'un air pensif. Il appartient à des gens de Forgeverre ?
— Oui.
— Quel genre d'emplois y a-t-il dans un hôtel ?
Dag haussa les sourcils.
— Femme de chambre, cuisinier, fille de cuisine, palefrenier, homme à tout faire, blanchisseuse... tout un tas de choses.
— Je pourrais faire un de ceux-là. Peut-être que je pourrais y trouver du travail.
Dag se raidit.
— Est-ce que Petti t'a parlé de son cousin ?
— De son cousin ? répéta-t-elle en relevant vers lui ses yeux dépourvus de duplicité.
Bien sûr que non.
— Non. Peu importe. Le couple qui dirige l'établissement le possède depuis des années. Il est construit sur l'emplacement d'une ancienne auberge, je crois, qui appartenait au père du patron, autrefois. Mari doit le savoir. Il est en brique, sur trois étages, très joli. Ils cuisent des briques, en plus de souffler du verre à Forgeverre, tu sais.
Elle hocha la tête.
— J'ai vu quelques maisons un jour, à Lumpton-Ville, en briques de Forgeverre, à ce qu'on m'a dit. Ça a dû être une sacrée affaire pour les transporter jusque là-bas.
Il remua un peu sous elle.
— Dans tous les cas, il ne sera pas question de travail tant que tu ne cesseras pas de t'évanouir dès que tu te lèves trop vite. Ça prendra encore quelques jours, à mon avis. Si tu manges et si tu te reposes.
— Je suppose, dit-elle d'un air dubitatif. Mais je n'ai pas beaucoup d'argent.
— Ma patrouille s'occupera de toi, affirma-t-il fermement. Nous te devons la mort d'un être malfaisant, souviens-toi.
Nous te sommes redevables de ton sacrifice.
— Oui, d'accord, mais j'ai besoin de penser à l'avenir, maintenant que je suis toute seule. Je suis contente d'avoir rencontré tous ces Montegué. De braves gens. Peut-être qu'ils me présenteront à leurs connaissances, que ça va m'aider à commencer.
Ne comptait-elle pas rentrer chez elle? Ni l'idée de son retour au royaume de Radieux-le-Stupide, ni celle de sa nouvelle vie comme femme de chambre à Forgeverre ne plaisait beaucoup à Dag.
— Mieux vaut attendre ce que dira Mari au sujet du couteau avant de former des projets.
— Hum.
Ses yeux s'assombrirent et elle se recroquevilla.
La paix de la forêt les envahit à nouveau, apaisant l'esprit de Dag. La lumière, l'air et la solitude, la jument placide et tiède qui bougeait sous lui, et Faon blottie contre lui, son essence relâchant progressivement son trop-plein d'angoisse, l'installait dans un présent qui n'attendait rien de lui, et dont lui n'attendait rien non plus. Il était détaché, pour un temps, de la chaîne interminable de devoirs et de tâches l'entraînant inexorablement vers un avenir épuisant qu'il n'avait pas choisi, mais seulement accepté.
— Comment te sens-tu? murmura-t-il à l'oreille de Faon. Tu as mal ?
— Pas plus que pendant le petit déjeuner, en tout cas. Moins que la nuit dernière. Ça va.
— Bien.
— Dag?
— Hum?
— Que font les Marcheuses du Lac quand elles se retrouvent dans ce pétrin ?
Cette question le déconcerta.
— Quel pétrin ?
Elle poussa un léger grognement.
— Je crois que j'ai collectionné les ennuis, ces derniers temps. Un bébé et pas de mari, c'est ce à quoi je pensais. Je suis une femme sans mari.
Il percevait en elle la tension due à la détresse et à la culpabilité.
— Ça ne fonctionne pas exactement comme ça, chez nous.
Elle fronça les sourcils.
— Les jeunes Marcheuses du Lac sont-elles toutes très, très... euh... vertueuses?
Il rit doucement.
— Non, si par vertueuse tu veux dire garder son pantalon boutonné. D'autres vertus sont plus recherchées. Mais la jeunesse est la jeunesse, qu'on soit fermier ou Marcheur du Lac. Tout le monde traverse une période de tâtonnements difficile.
— Tu as dit que la femme invitait l'homme dans sa tente.
— S'il a de la chance.
— Alors comment...
Elle se tut, confuse.
Il comprit finalement ce qu'elle voulait savoir.
— Oh. C'est notre InnéSens, une fois encore. A la période du mois où une femme peut concevoir, son essence prend une forme magnifique. Si le moment et l'endroit ne sont pas propices pour faire un enfant, alors elle et son compagnon se donnent du plaisir d'une manière qui ne mène pas à la grossesse.
Le silence de Faon fut assez long.
— Quoi?
— Quoi « quoi » ?
— Comment... comment font-ils ça ? Comment ?
Dag déglutit, mal à l'aise. Cette fille était-elle donc si ignorante ? Apparemment, oui, pensa-t-il avec regret. Que devait-il lui raconter?
— Eh bien, avec les mains, d'abord.
— Les mains?
— En se touchant, jusqu'à la délivrance. Avec la langue et la bouche, et d'autres choses aussi.
Elle fronça les sourcils.
— La délivrance?
— Toucher l'autre comme on se toucherait soi-même, mais avec un meilleur angle de vue et de la compagnie, et, enfin, c'est bien plus agréable, tout simplement. Moins... solitaire.
Elle fit la grimace.
— Oh. Les garçons font ça, je sais. J'imagine que les filles pourraient le faire pour eux, aussi. Est-ce qu'ils aiment ça ?
— Euh... en général, dit-il prudemment.
La tournure que cette discussion avait prise lui échauffait l'esprit, et son corps n'était pas en reste. Calme-toi, vieux patrouilleur. Heureusement, elle ne pouvait pas sentir la vague de désir qui montait en lui.
— Les filles aussi aiment ça, d'après mon expérience.
Encore un long silence pensif.
— Est-ce que c'est un truc de patrouilleuse ? De la magie ?
— On peut se servir de son essence pour améliorer les choses, mais non. Les Marcheuses du Lac et les fermières sont aussi magiques les unes que les autres, de ce côté-là. D'ailleurs, les fermiers aussi ont une essence, mais ils ne peuvent pas la sentir.
Dieux absents, soyez-en remerciés.
Elle semblait intensément plongée dans ses pensées, et il sentit naître en elle le trouble de l'excitation. Ce n'était pas seulement, réalisa-t-il soudain, ses blessures qui en bloquaient le flux. Quelque chose qu'une femme de sang mêlé lui avait dit un jour, à Tripoint, et qu'il avait à peine cru, lui revint à l'esprit: certaines fermières n'avaient jamais appris à se donner elles-mêmes du plaisir, ou à atteindre la délivrance. Elle avait ri devant son expression. Allons, allons, Dag. Les garçons trébuchent presque sur leurs propres parties. Chez les femmes, tout est bien rangé à l'intérieur. Cela peut être tout aussi difficile à trouver pour nous que pour les fermiers. Plus d'une fermière devrait me remercier d'avoir donné la carte du trésor à son homme, toute scandalisée qu'elle serait en l'apprenant. Puisqu'il avait eu plus d'une raison de la remercier lui aussi, il s'y était attelé, repoussant de son esprit, et rapidement du sien aussi, l'incompétence des jeunes fermiers.
Tout ça remontait à bien longtemps...
— Quelles autres choses ? demanda Faon.
— Je te demande pardon ?
— En plus des mains, des langues et des bouches ?
— Juste... non... ne... peu importe.
À présent son excitation s'était transformée en un sérieux inconfort physique. Sur un cheval, en plus. Il y avait plusieurs choses à ne pas essayer sur un cheval, même sur un animal aussi doux que cette jument. Il ne pouvait s'empêcher de se souvenir de plusieurs de ces choses, ce qui n'arrangeait rien.
Petite Etincelle ne pouvait pas ressentir son essence. Il pouvait se tenir droit devant elle empli d'un désir paralysant, et tant qu'il garderait son pantalon, elle n'en saurait rien. Et si l'on considérait ses récentes et désastreuses expériences, il valait mieux qu'elle ne sache rien. Ce serait terrible si elle riait... Non, à la réflexion, ce serait bien qu'elle rie. Ce serait terrible si elle était dégoûtée, horrifiée ou effrayée, le prenant pour un autre rustre comme ce stupide Radieux ou le pauvre imbécile qu'il avait abattu. Si cela devenait trop insoutenable, il pourrait toujours se laisser glisser du cheval et disparaître dans les bois un instant, prétendant satisfaire un appel de la nature. Ce qui serait le cas. Ce ne serait pas un mensonge. Arrête. Tu t'es fait ça tout seul. Souffre en silence. Pense à autre chose. Tu peux contrôler ton corps. Elle ne se doute de rien.
Elle soupira, remua et le regarda dans les yeux.
— Tes yeux changent de couleur avec la lumière, dit-elle avec un intérêt nouveau. Au soleil ils sont dorés et brillants comme une pièce. A l'ombre ils sont marron comme du thé clair aux épices. La nuit ils sont noirs comme de profonds bassins. Là, ils sont vraiment sombres, ajouta-t-elle après un instant.
— Hum, fit Dag.
Chaque inspiration lui apportait son odeur grisante. Et il ne pouvait pas s'arrêter de respirer.
Un mouvement rapide au sommet d'un arbre attira leur attention.
— Regarde, un faucon à queue rouge! s'écria-t-elle. N'est-il pas magnifique ?
Son corps et son visage se tournèrent pour suivre la forme claire bien dessinée, aux plumes roses translucides flamboyant sur le bleu délavé du ciel, et elle s'appuya sur sa petite main tiède. Directement sur l'érection douloureuse de Dag.
Il sursauta si brusquement qu'il tomba de cheval.
Il tomba sur le dos avec un bruit sourd à couper le souffle.
Heureusement, Faon tomba sur lui, pas en dessous. Il la sentit à peine. Sa respiration s'était accélérée sous le choc. Ses pupilles étaient trop dilatées pour cette luminosité et, alors qu'elle se retournait et posait la main au sol pour se relever, son regard s'arrêta sur la bouche de Dag.
Embrasse-moi! Allez! Sa main tressaillit et il la posa à plat, raide, la paume contre le sol, pour éviter de se jeter sur elle. Il s'humecta les lèvres. L'humidité de l'herbe et de la terre commença à mouiller le dos de sa chemise et son pantalon. Il sentait chaque courbe du corps de Faon, collé contre le sien, et chaque mouvement de son essence. Dieux absents, il était à deux doigts de sceller son essence à la sienne...
— Est-ce que ça va ? demanda-t-elle.
Il fut traversé par un éclair de terreur qui éteignit son excitation : et si la chute avait déchiré quelque chose en elle et que l'hémorragie recommençait comme au premier jour? Il leur faudrait une bonne heure pour retourner à la ferme, et dans son état de fatigue, elle pourrait ne pas survivre à une perte de sang similaire.
Elle se dégagea et se laissa tomber par terre de façon peu élégante, haletante.
— Et toi, tu vas bien? demanda-t-il à son tour d'une voix inquiète.
— Je crois, oui.
Elle grimaça un peu mais se frotta l'épaule, pas le ventre.
Il s'assit et se passa la main dans les cheveux. Imbécile, imbécile, pauvre idiot, fais donc attention...! Tu aurais pu la tuer.
— Que s'est-il passé? demanda-t-elle.
— Je... j'ai cru voir quelque chose du coin de l'œil, mais c'était juste un effet de lumière. Je ne voulais pas ruer comme un cheval.
C'était l'excuse la plus minable qu'il avait jamais inventée.
A vrai dire, la jument était la moins secouée des trois. Elle avait fait un pas de côté lorsqu'ils étaient tombés, mais se tenait maintenant paisiblement à quelques mètres de là, les regardant avec un étonnement complaisant. Ne décelant pas d'autre événement inhabituel à venir, elle baissa la tête et se mit à mâchonner une mauvaise herbe.
— Oui, après cet homme de vase ce matin, c'est normal que tu sois nerveux, dit-elle gentiment.
Elle regarda autour d'elle d'un air inquiet puis, posant la main sur l'épaule de Dag, se releva et essaya d'enlever la terre sur sa manche.
Dag respira profondément à plusieurs reprises, laissant ralentir son cœur battant à tout rompre, puis se leva à son tour et partit chercher la jument. Un tronc d'arbre à terre à quelques pas leur permettrait de remonter sur le cheval. Il y conduisit l'animal et Faon le suivit consciencieusement. Si cela recommençait, il craignait de se couvrir de honte avant d'arriver à Forgeverre.
— Pour dire la vérité, mentit Dag, mon bras gauche commence un peu à fatiguer. Tu penses que tu pourrais t'asseoir derrière moi pendant un petit moment?
— Oh! Je suis désolée. Je me sentais tellement bien. Je n'ai pas pensé que ça pouvait être inconfortable pour toi ! s'excusa-t-elle sincèrement.
Tu n'imagines même pas à quel point c'était inconfortable. Il sourit pour dissimuler sa honte, et pour la rassurer, mais il eut peur de simplement passer pour un fou.
Ils se remirent en selle. Faon s'installa, ses deux petits pieds d'un côté et ses deux bras délicats enroulés autour de sa taille dans une étreinte ferme et chaude.
Et toutes les sévères résolutions de Dag fondirent devant cette pensée malvenue: Plus bas!Plus bas!
Il serra les dents et planta ses talons dans les flancs de la pauvre jument pour la faire aller plus vite.
* * *
Faon s'accrochait à Dag, se demandant si elle pourrait encore écouter son cœur en appuyant sa tête contre son dos. Ce matin, elle avait pensé qu'elle se remettait vite, mais ce petit accident lui avait rappelé à quel point elle était fatiguée, à quel point le moindre effort lui coupait le souffle. Dag devait être bien plus las qu'il en avait l'air, à en juger par ses longs silences.
Elle se sentait embarrassée d'avoir été à deux doigts de l'embrasser, après leur chute maladroite. Elle lui avait probablement enfoncé le coude dans le ventre, et il était trop gentil pour le lui avoir fait remarquer. Il s'était même déridé en l'aidant à se relever. Ses dents étaient un peu de travers, mais rien de grave, saines et fortes, avec un petit éclat fascinant sur l'une de devant. Ses sourires étaient trop fugaces, mais ça valait sans doute mieux pour sa dignité déjà entamée. S'il avait montré de la satisfaction alors qu'ils étaient encore étendus dans l'herbe, au lieu de la regarder de cette étrange façon - un regard de douleur cachée, peut-être? -, elle se serait sans doute déshonorée en l'embrassant.
L'insulte que lui avait lancée Radieux lors de leur dispute au sujet du bébé lui restait en travers de la gorge. Avec un seul mot moqueur, Radieux avait fait de son amour sincère, de sa curiosité insatiable, de son audace timide quelque chose de laid et de vil. Cela ne l'avait pourtant pas dérangé de l'embrasser et de la caresser dans le champ de blé à la nuit tombée, et de l'appeler sa jolie chose. L'insulte était venue plus tard. Elle en doutait, mais tout de même... Etait-ce typique des hommes de mépriser les femmes qui leur donnaient l'attention qu'ils prétendaient vouloir? A en juger par certaines des insultes vulgaires qu'elle avait entendues ici et là, peut-être bien.
Elle ne voulait pas que Dag la méprise, qu'il la prenne pour quelqu'un de faible. Mais en même temps, elle ne pourrait jamais le qualifier de typique.
Alors... Dag était-il seul ? Ou chanceux ?
D'une certaine manière, il ne paraissait pas du genre chanceux.
Alors comment savoir? Au fond d'elle, elle était certaine de le connaître mieux que n'importe quel homme, non, que n'importe quelle personne qu'elle avait jamais rencontrée. Ce sentiment ne tenait pas la route. Il était peut-être marié, même si tout ce qu'il avait dit indiquait le contraire. Il pouvait avoir des enfants. Des enfants presque aussi âgés qu'elle. Ou qui sait encore? Il n'avait rien dit. Il y avait un tas de choses dont il n'avait pas parlé, quand elle y pensait.
C'était juste que... le peu dont il avait parlé avait semblé si important. Comme si, alors qu'elle mourait de soif et que, alors que tous les autres avaient voulu lui donner toutes sortes d'objets inutiles, Dag, lui, lui avait offert un verre d'eau pure. Tout simplement. Et c'était très déroutant...
La vallée dans laquelle ils avançaient s'élargit, le ruisseau courant dans de larges champs, et le chemin de ferme se transformant enfin en route droite. Dag fit tourner la jument à gauche. Quelle que soit l'opportunité qu'elle avait laissé passer, elle avait disparu à jamais.
La route était très fréquentée ce jour-là, et le devint encore plus aux abords de la ville. Soit la disparition de la menace que représentaient les bandits avait amené plus de monde à voyager, soit c'était jour de marché. Ou les deux, décida Faon. Ils croisèrent de solides chariots remplis de briques et des charrettes de marchandises tirés par des attelages de gros chevaux de trait qui quittaient la ville, et en dépassèrent d'autres qui y revenaient, chargés de bois ou de gens de la campagne allant vendre des produits artisanaux. Elle surprit des bribes de conversations joyeuses, les jeunes filles flirtant avec les conducteurs lorsqu'il n'y avait pas de personnes âgées avec eux. Des fardiers de ferme, des charrettes à foin et même, aussi, ce chariot à fumier qu'elle aurait tant souhaité croiser, l'autre jour. L'odeur de la fumée de charbon et de bois parvint à ses narines avant même qu'ils aient pris le dernier virage et que la ville se révèle à leurs yeux.
Rien dans cette arrivée ne correspondait à l'idée qu'elle s'en était faite en partant de chez elle, mais au moins elle y était parvenue. Elle avait enfin accompli quelque chose qu'elle avait entrepris. Elle avait l'impression de rompre un maléfice. Forgeverre. Enfin.